« Immanquable », La Muze historique, Lettre XVIII, Lettre en vers à Son Altesse Madame la Duchesse de Nemours.

Loret Jean (1595 ?-1665).
Paris, P. Daffis, 1878, t. IV, P. 195-197.

Responsables : Mathilde Nicolas, Transcription et balisage — Marion Ignace, Balisage.

[p. 195]

Lettre dix-huitiéme
Du [samedi] dixiéme May.
Immanquable.

Durant que la plus belle Cour
Qu’ait jamais éclairé le jour,
Se divertit et se goberge
Dans Versaille, Royale Auberge,
Dézespéré, confus, chagrin,
Je m’arache, presque, le crin,
Tant j’ay de déplaizir extresme
De n’être pas, illec, moy-mesme :
Mais, nonobstant l’emportement
Qui m’agite prézentement,
Digne Objet de vœux et d’hommages,
Princesse, honneur de mes ouvrages,
Je m’en vais essayer, pourtant,
De vous satisfaire comptant,
Touchant le Tribut immanquable,
Dont je suis vôtre redevable.

[p. 196]
[...] De nouvelles je suis à sec,
Cela me clos quazi le bec :
Car de la fête de Versaille
Je ne puis rien dire qui vaille.
Malgré les douleurs de mon col,
Dont j’étais quazi pis que fol,
Je me mis en quelque équipage,
Je pris un cheval de loüage,
Et fis un dessein courageux
De voir ses pompes et ses jeux :
Mais, de ce beau Château, l’entrée
Ne fut point par moy pénétrée ;
Dés la premiére, ou basse Court,
Un Suisse m’arêta tout court,
Humble, je fis le pié derriére,
Mais il me dit à sa maniére,
[p. 197]
D’un ton qui n’étoit pas trop doux,
« O, Par-mon-foy, point n’entre fous;
Si bien qu’avec plus de trois mille,
Tant des champs, que de cette ville,
Qui furent (non pas sans émoy)
Rebutez aussi bien que moy,
De loin la Maizon regardâmes,
Et soudain nous retrogradâmes,
Grinçant cent et cent fois les dents
De n’avoir pas entré dedans.
Enfin, tant d’admirables chozes
Etans pour moi des Lettres clozes,
Qui voudroit (en ma place) ozer
Prendre aucun souct d’en jazer?
Mais, toutefois, veüille, ou non veüille,
Puis-qu’il faut remplir nôtre feüille,
Je vais sur le rapport d’autruy
En dire deux mots aujourd’huy ;
Et sans, pourtant, observer d’ordre,
Dût-on sur moy dauber, ou mordre,
Mais rien que généralement,
Ne pouvant pas faire autrement.
La premiére des trois journées
A cette Feste destinées,
(Le propre jour, en vérité,
Où moy, pauvret, fus rebuté)
Dans un lieu plus êtroit que vague,
Se firent des Courses de Bague,
Avec des habits fort galans,
D’argent, de soye et d’or, brillans,
Dont le Brave et beau La-Valliére,
Par son adresse singuliére,
Devant plus de deux cens beaux yeux,
Emporta le Prix glorieux,
De valeur extraordinère,
Qu’il receut de la Reine-Mére.
O Vraiment ! trop heureux Humain !
D’avoir d’une si belle main,
Si blanche, et mesmes si Royale,
Obtenu ce riche Régale,
Assavoir Epée et Baudrier,
Propres pour un jeune Guerrier.
Illec, les quatre Ages parurent,
Qui, de tous, trés-admirez furent,
Et les quatre Saizons aussi,
Non pas, certes, cossi, cossi,
Mais dans une admirable Place,
Avec tant d’art et tant de grace,
Tant de pompe et tant de beauté,
On croyoit être enchanté :
Mais entre tant de rares chozes,
Le printemps avéques ses rozes,
Avec ses œillets et ses lis,
Qui sembloient fraîchement cüeillis,
Son vizage et sa riche taille,
Charmérent, dit-on, tout Versaille.
Puis, le soir, on fit un Repas
Si plein de superbes apas,
Qu'on n’a, dans pas-un siécle antique,
Rien vû qui fut si magnifique:
Car, enfin, on n’a jamais sceu,
Ny dans nul Autheur aperceu
Que sans miracles, ou magies,
On ait vû deux mille bougies
Eclairer, par profuzion,
Une seule Colation.
Le second jour, la Comédie,
Par le sieur de Molière ourdie,
Où l’on remarqua pleinement
Grand esprit et grand agrément,
(Cét Autheur ayant vent en poupe)
Ocupa, tant luy que sa Troupe,
Avec de célestes Récits
A toucher les plus endurcis,
Animez des douceurs divines
De deux rares voix féminines,
Qui sont (comme j’ay dit un jour)
Les Rossignoles de la Cour,
Que personne ne contrecarre,
Assavoir l’Hilaire et la Barre.
Le troiziéme jour, aux flambeaux,
Un grand Balet, et des plus beaux,
Dont étoit, en propre Personne,
Nôtre digne Porte-Couronne,
Avec maint Prince et Grand Seigneur,
Et d’autres Gens, qui, par honneur,
Comme étans Personnes de marque,
Sont dans les plaizirs du Monarque,
Fut admirablement dansé;
Et quand ce plaizir fut passé,
On finit toutes ces délices
Par des Feux, par des artifices
Allumez sur de claires eaux,
Si radieux et si nouveaux,
Que si les bruits sont véritables
On n’en vid jamais de semblables.
Enfin, tant de ravissemens,
Tant de pompeux contentement,
Courses de Bague, magnifiques,
Carrouzels, spectacles comiques,
Mille feux brillans dans les airs,
Tant de Festins, tant de Concerts,
Et, dans des Marches rayonnantes,
Tant de Machines surprenantes,
Bref, tant d’aprèts délicieux,
Avoient pour titre spécieux
Les Plaisirs de l’Isle enchantée,
Que l’Arioste a tant chantée,
Où quantitè de Paladins,
Des plus Preux, et des moins gredins,
(Sans alors se soucier d’armes)
D'Alcine idolâtroient les charmes;
Et c’étoit-là le fondement
De ce grand Divertissement,
Dont ce qu’icy je viens d’écrire
Est, quazi, comme n’en rien dire,
N'ayant qu’en termes mal conceus
Passé légérement dessus,
Par un défaut de connoissance,
D'Amis et de corespondance,
Dont je n’ay pas trop, Dieu-mercy,
Et je finis ma Lettre ainsy,
Souhaitant bon-soir à l’Altesse
Dont si belle et blonde est la tresse.
Le Dix de May, Mois le plus doux,
Et le plus verdoyant de tous.